Il n'y a pas que des virtuoses célèbres parmi les artistes dont Bruno Barilli fait le portrait dans son merveilleux livre Il Paese del melodramma [Le Pays du mélodrame]. Dans le chapitre dont je traduis ici un large extrait, il nous présente un musicien de rue, le pittoresque Migliavacca :
Il y a trente ans vivait à Parme un vieux violoniste vagabond et en guenilles du nom de Migliavacca, aveugle, obèse et imberbe comme un diacre. Il déversait ses aigreurs, ses angoisses et ses sarcasmes en mâchonnant des insultes d’une voix avinée. Il était estimé et respecté par tous. Avec cette tête majestueuse inclinée sur la poitrine, plongée dans l’obscurité, il inspirait de la crainte, et un cortège d’admirateurs le suivait à une distance respectueuse lors de ses pérégrinations et de ses concerts du soir. Migliavacca errait d’une auberge à l’autre en serrant toujours sous son aisselle un petit violon malingre et graisseux comme un os de jambon.
Il aima jusqu’au dernier de ses jours les airs d’opéra, le vin de table et les femmes de mauvaise vie. C’est par amour pour ces dernières qu’il se laissait conduire docilement vers les maisons closes. Il montait en tâtonnant les escaliers remplis d’ordures et de chansons avariées, et parvenu au salon, quand le bras nu et doux de quelque poissarde l’effleurait, il faisait une moue vicieuse et son masque d’impassibilité, qui cachait une cuisante détresse, semblait se craqueler et se dissoudre dans une lascivité muette. Aussitôt, toutes les femmes l’entouraient en le priant : « Grand-père Migliavacca, joue-nous quelque chose de joli ! » Ces appels racoleurs le faisaient tressaillir ; avec un sourire lubrique sur les lèvres humides, il cherchait à tâtons son violon, l'appuyait contre son épaule et posait son visage congestionné sur la caisse de l’instrument. Les doigts agrippés à la chevillecomme s’il fouillait avec les ongles dans une poitrine, il parvenait alors à nous toucher jusqu’au cœur. Puis le morceau s’achevait parmi les soupirs et les harmonies, et Migliavacca, catapulté sur un divan, coulait glorieusement à pic sous les étreintes et les caresses de ces prostituées.
Le lendemain, on le retrouvait déjà de bon matin immobile et solitaire sur le trottoir, côté ombre, devant l’auberge de la Fontaine.
Il gagnait ainsi, humblement, son pain, en jouant pour les clients qui se mettaient aux fenêtres en bras de chemise, tandis que tout autour de son archer capricieux tourbillonnaient avec une familiarité pittoresque les pigeons du palais communal. Le soir même, on le retrouvait au dernier acte de l’opéra, assis au poulailler du Teatro Regio. Comme l’on pourrait voir assis dans une église, abandonné sur un siège de la tribune, le plus vieux des chanteurs de la chorale, Migliavacca se trouvait là, écoutant dans le noir la Traviata, avec une mystérieuse expression de joie recueillie.
Il avait pour guide et fidèle compagnon un guitariste presque aveugle lui aussi, abruti par le vin, loqueteux et grossier comme un muletier andalou dans une gravure de Gustave Doré. Il avait vraiment une tête d’ivrogne ; pendant qu’il grattait à moitié endormi les cordes de son instrument, un cercle de mouches et de songes bourdonnait sans cesse autour de cette guitare geignarde.
De temps en temps, Migliavacca, avec un grognement contenu, devait le secouer énergiquement parce qu’il s’endormait sur un accord.
Ils jouaient ensemble devant le café Marchesi pour un public assis en terrasse. Exposition vaniteuse de petites familles, société provinciale, filles à marier, exaspération, indolence et insondable ennui de la vie citadine : tout cela constituait le cadre pittoresque et animé de ces prodigieuses soirées commémoratives.
Au milieu des hurlements et des excentriques acrobaties des garçons de café, dans le scintillement des carafes, des assiettes et des verres, des âmes lasses vibraient, suspendues aux cordes d’un violon souffreteux.
Oh, toutes ces lèvres roses entrouvertes comme pour un baiser devant un sorbet au citron ! Ce sont les jeunes filles de bonne famille, surveillées par leurs chers parents, qui se laissent elles aussi emporter en catimini, sur le thème musical, par l’idée unique et obsédante d’un mariage éventuel.
Demi-sommeil, candeur, stupéfaction de cette architecture archiducale.
Noyée à demi dans une obscurité mythologique, la foule des misérables se pressait derrière les deux musiciens. Toute cette plèbe couvait en son sein des haines, des rivalités, de la colère, des rancœurs, tout en savourant gravement la musique, avec un air extasié et rêveur. Au même moment, on croyait voir progressivement s’allonger sur les vieux bâtiments environnants, l’ombre sévère de Napoléon.
En été, ces concerts s’achevaient bien après minuit, en s’étiolant lentement. Les spectateurs rassemblés, concentrés et sombres, étaient muets comme le firmament autour de l’aveugle. Semblables à des étoiles filantes, dans le silence chimérique créé par le violon, de secrètes convoitises et de hasardeuses spéculations sombraient dans les galaxies mystérieuses.
Bruno Barilli Il Paese del melodramma Adelphi Editore, 2000 (Traduction personnelle)
Il aima jusqu’au dernier de ses jours les airs d’opéra, le vin de table et les femmes de mauvaise vie. C’est par amour pour ces dernières qu’il se laissait conduire docilement vers les maisons closes. Il montait en tâtonnant les escaliers remplis d’ordures et de chansons avariées, et parvenu au salon, quand le bras nu et doux de quelque poissarde l’effleurait, il faisait une moue vicieuse et son masque d’impassibilité, qui cachait une cuisante détresse, semblait se craqueler et se dissoudre dans une lascivité muette. Aussitôt, toutes les femmes l’entouraient en le priant : « Grand-père Migliavacca, joue-nous quelque chose de joli ! » Ces appels racoleurs le faisaient tressaillir ; avec un sourire lubrique sur les lèvres humides, il cherchait à tâtons son violon, l'appuyait contre son épaule et posait son visage congestionné sur la caisse de l’instrument. Les doigts agrippés à la chevillecomme s’il fouillait avec les ongles dans une poitrine, il parvenait alors à nous toucher jusqu’au cœur. Puis le morceau s’achevait parmi les soupirs et les harmonies, et Migliavacca, catapulté sur un divan, coulait glorieusement à pic sous les étreintes et les caresses de ces prostituées.
Le lendemain, on le retrouvait déjà de bon matin immobile et solitaire sur le trottoir, côté ombre, devant l’auberge de la Fontaine.
Il gagnait ainsi, humblement, son pain, en jouant pour les clients qui se mettaient aux fenêtres en bras de chemise, tandis que tout autour de son archer capricieux tourbillonnaient avec une familiarité pittoresque les pigeons du palais communal. Le soir même, on le retrouvait au dernier acte de l’opéra, assis au poulailler du Teatro Regio. Comme l’on pourrait voir assis dans une église, abandonné sur un siège de la tribune, le plus vieux des chanteurs de la chorale, Migliavacca se trouvait là, écoutant dans le noir la Traviata, avec une mystérieuse expression de joie recueillie.
Il avait pour guide et fidèle compagnon un guitariste presque aveugle lui aussi, abruti par le vin, loqueteux et grossier comme un muletier andalou dans une gravure de Gustave Doré. Il avait vraiment une tête d’ivrogne ; pendant qu’il grattait à moitié endormi les cordes de son instrument, un cercle de mouches et de songes bourdonnait sans cesse autour de cette guitare geignarde.
De temps en temps, Migliavacca, avec un grognement contenu, devait le secouer énergiquement parce qu’il s’endormait sur un accord.
Ils jouaient ensemble devant le café Marchesi pour un public assis en terrasse. Exposition vaniteuse de petites familles, société provinciale, filles à marier, exaspération, indolence et insondable ennui de la vie citadine : tout cela constituait le cadre pittoresque et animé de ces prodigieuses soirées commémoratives.
Au milieu des hurlements et des excentriques acrobaties des garçons de café, dans le scintillement des carafes, des assiettes et des verres, des âmes lasses vibraient, suspendues aux cordes d’un violon souffreteux.
Oh, toutes ces lèvres roses entrouvertes comme pour un baiser devant un sorbet au citron ! Ce sont les jeunes filles de bonne famille, surveillées par leurs chers parents, qui se laissent elles aussi emporter en catimini, sur le thème musical, par l’idée unique et obsédante d’un mariage éventuel.
Demi-sommeil, candeur, stupéfaction de cette architecture archiducale.
Noyée à demi dans une obscurité mythologique, la foule des misérables se pressait derrière les deux musiciens. Toute cette plèbe couvait en son sein des haines, des rivalités, de la colère, des rancœurs, tout en savourant gravement la musique, avec un air extasié et rêveur. Au même moment, on croyait voir progressivement s’allonger sur les vieux bâtiments environnants, l’ombre sévère de Napoléon.
En été, ces concerts s’achevaient bien après minuit, en s’étiolant lentement. Les spectateurs rassemblés, concentrés et sombres, étaient muets comme le firmament autour de l’aveugle. Semblables à des étoiles filantes, dans le silence chimérique créé par le violon, de secrètes convoitises et de hasardeuses spéculations sombraient dans les galaxies mystérieuses.
Bruno Barilli Il Paese del melodramma Adelphi Editore, 2000 (Traduction personnelle)
Images: en haut, Sarah (Site Flickr)